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Lettre ouverte à Joseph Deiss : votre espoir n’est pas le nôtre

Raphaël Pomey, rédacteur en chef de Le Peuple a réagi au plaidoyer de l’ancien conseiller fédéral Josef Deiss en faveur de l’adhésion à l’accord-cadre avec l’UE en lui répondant par une lettre ouverte publiée dans Le Temps le 10 juin 2025.

Monsieur l’ancien Conseiller fédéral,

Merci pour votre tribune publiée dans Le Temps, le 3 juin dernier, à propos des relations entre notre pays et l’UE. Permettez-moi d’y répondre respectueusement, en tenant compte des hautes fonctions que vous avez exercées. Ce parcours admirable fait de vous – et c’est bien normal – un représentant d’une certaine élite. Vous ne me connaissez pas – je vous rassure, c’est normal aussi – et c’est en tant que membre d’une autre Suisse, celle de la classe moyenne en difficulté, que je prends la plume.
Vous écrivez que « l’espoir revit ». Vous m’en voyez ravi. Mais pour qui ? Certainement pas pour ceux qui vivent entassés dans les transports publics, voient leurs salaires s’éroder et peinent à absorber la hausse continue des primes d’assurance maladie. Pas pour ceux, surtout, qui redoutent que des accords longtemps tenus secrets viennent encore aggraver le quotidien de leur famille. L’Europe dont vous parlez ressemble à une promesse de technocrate : séduisante sur PowerPoint, introuvable dans le monde réel.
Vous tournez en dérision les « protectionnistes traditionnels de la gauche syndicale et de la droite du Alleingang », en vous moquant des sonnailles, hallebardes ou jougs de bœuf. Encore un effort, et vous moquerez aussi notre amour du chocolat, des vaches et des edelweiss ! Reste que ces symboles – parfois maladroits – sont souvent les seuls dont disposent les gens ordinaires pour défendre ce qu’il leur reste : un peu de stabilité, un ancrage culturel, un sentiment de continuité. Quand on a recours au folklore, c’est qu’on fait rempart avec ce qu’on a sous la main.
Je comprends que les réalités les plus rudes puissent parfois échapper, quand on bénéficie d’une généreuse rente. Mais sachez qu’elles existent. J’ai travaillé dans un média populaire. Je me souviens d’un boulanger jurassien qui nous avait écrit pour défendre les frontières – non par peur de l’étranger, mais parce qu’il n’arrivait plus à vivre de son métier. C’était en 2014, à propos de l’initiative « contre l’immigration de masse ». Irez-vous lui dire aujourd’hui que son salut passe par plus de Bruxelles ?

Nous autres « forcenés du repli »

Vous parlez des « forcenés du verrouillage ». Vous vous souvenez mieux de cette période que moi, mais si j’ai bien compris, la Suisse était déjà censée se verrouiller après son non à l’EEE en 1992. Trente ans plus tard, je peux vous assurer qu’à Yverdon-les-Bains, ville à côté de laquelle je vis, beaucoup aimeraient qu’elle se fût verrouillée davantage, quand ils passent dans le secteur de la gare. Je vous invite volontiers à venir faire un tour chez nous. Passés ses abords un peu rudes, cette cité industrieuse a une âme et un cœur qui bat. D’ailleurs, ici, bien des immigrés ont la même lecture de l’Europe que nous autres « forcenés du repli »…
Mais vous nous mettez en garde : « À vouloir couper tous les ponts, notre pays se trouverait désemparé. » Ce pessimisme m’étonne. Pourquoi croire que l’UE n’a pas aussi besoin de nous ? Demandez aux Genevois, aux Tessinois ou aux patrons d’Aquaparc, au Bouveret. Si j’en crois la présence frontalière, l’interdépendance va dans les deux sens. Et l’Europe n’est pas notre mère nourricière.
À vrai dire, ce qui m’a le plus amusé dans votre texte, c’est votre accusation d’un usage « abusif » et populiste de la démocratie directe. Dans le dossier européen, où le non des Français en 2005 a été contourné par le traité de Lisbonne en 2007, comment s’étonner que nous soyons devenus méfiants ? Et si les Polonais, les Hongrois, les Italiens ou les Français ne veulent pas « plus d’Europe », est-ce sous l’effet d’une maladie contagieuse ou parce qu’ils constatent que leurs conditions de vie se péjorent ?
À vous croire, « l’avenir de la Suisse se joue maintenant, et cette fois nous n’aurons pas de plan B. » Cela fait trente ans qu’on nous répète cela. Je le sais parce que, déjà enfant, les premières grandes disputes politiques auxquelles j’ai assisté concernaient ce sujet. Les années passant, j’ai vu que ce sont nos voisins qui, semble-t-il, ont surtout perdu leurs plans A, B, C et D.
Alors oui, bâtissons des relations courtoises avec l’Europe. Mais ne bradons pas notre autonomie. Car entre l’adhésion rampante et la mort lente, il y a une troisième voie : la confiance dans le peuple.

— Et celle-là ne se négocie pas à Bruxelles.
Respectueusement,
Raphaël Pomey