« La Suisse veut s’engager à effectuer des paiements de cohésion réguliers à l’UE. » Voici ce qu’annonçait récemment Watson, présentantces versements estimés à un total de quatre milliards comme un « droit d’entrée » sur le marché européen. Alors que la plupart des médias se félicitent d’un « réchauffements des relations » et d’un « nouveau départ » dans le dialogue avec Bruxelles, cet engagement ne porte-t-il pas la marque d’une certaine servilité ?
Pour en discuter, nous avons fait appel à un panel de personnalités assez original original. Yves Nidegger, ancien membre de la Commission de politique extérieure du Conseil national, le président du POP Vaud Lucas Schalbetter, représentant d’un certain euroscepticisme d’extrême-gauche, et le ténor socialiste Pierre Dessemontet, bien connu des lecteurs du Peuple pour son blog où il porte la contradiction au camp conservateur.
Précision importante : ces trois personnalités ont répondu individuellement à nos questions et n’ont pas à eu accès aux arguments de leurs adversaires.
-N’y a-t-il pas là quelque chose qui s’apparente à une « rançon de la liberté » ?
L.S. Il s’agit là clairement d’un chantage qu’exerce la technocratie européenne sur la Suisse. Malheureusement, il ne s’agit pas ici de relations économiques entre deux partenaires souverains et égaux mais plutôt d’un coup de force d’une entité supranationale envers un État que l’on souhaite couper de ses voisins. À la « diplomatie » par le rapport de forces, nous préférons la coopération.
Y.N. Cela relèverait plutôt de la servitude coloniale, un tribut versé en échange de rien. Il faut se rappeler que l’obligation de cracher au bassinet de la cohésion -sorte de péréquation intercantonale de niveau européen – incombe aux États membres de l’UE ou de l’EEE du fait qu’ils accèdent librement au marché intérieur européen, ce qui n’est pas le cas de la Suisse. Sous réserve de quelques exceptions négociées bilatéralement, la Suisse n’accède en effet ni au marché unique des marchandises, ni à celui des services ni à celui des capitaux. En matière d’accès au marché unique, la Suisse n’est partie qu’à un seul accord, celui sur la libre circulation des personnes, lequel offre essentiellement aux Européens un libre accès au marché suisse du travail, la réciproque n’étant qu’anecdotique en raison de la disparité des salaires. Comment se fait-il alors que la Commission puisse être prise au sérieux lorsqu’elle exige, comme elle le fait, un mécanisme assurant que la Suisse verse une contribution conforme aux standards applicables aux États membres de l’UE ou de l’EEE, dont elle n’est pas ? Tout a commencé en 1992, lorsque le Conseil fédéral a déposé une demande d’adhésion pleine et entière de la Suisse à la Communauté européenne devenue l’UE. L’EEE devait en être l’antichambre. Le peuple n’en ayant pas voulu, le Conseil fédéral a dû négocier au cours de la décennie 1990 une série d’accords sectoriels avec la Communauté sur une base bilatérale, pour rassurer le peuple suisse, tout en donnant à la Commission des gages de sa volonté d’être lié sur la base multilatérale (institutionnelle) qui constitue la trame de l’UE. Il faut se rappeler que la brillante idée de lier (clause guillotine) le sort des premiers accords (bilatéraux I) au maintien de la Suisse dans l’accord (multilatéral) de la libre circulation des personnes fut soufflée à l’oreille des Européens par les négociateurs suisses eux-mêmes, encore traumatisés par le refus de l’EEE et qui espéraient prévenir la récidive populaire par un prix de sortie dissuasif tout en donnant des gages aux Européens du sérieux de la candidature suisse à l’adhésion, candidature à laquelle le Conseil fédéral n’a d’ailleurs pu renoncer ouvertement qu’en 2016, soit au moment de l’ouverture des négociations pour un accord cadre aussi institutionnel et aussi multilatéral que l’était l’EEE. Pendant trois décennies, le Conseil fédéral s’est donc efforcé dans ses rapports avec la Commission de faire passer la Suisse pour une adhérente en devenir, certes trop lente, trop compliquée, trop démocratique, mais résolue à terme à rejoindre la famille. Pour y parvenir, le Conseil fédéral a dû accepter de laisser peser sur la Suisse des obligations qui n’appartiennent qu’aux membres de l’UE ou de l’EEE et qui ne sont donc pas celles de la Suisse, au nombre desquelles, la libre circulation des personnes et les versements de cohésion. Acceptés tout d’abord à bien plaire, ces versements sont vite devenus obligatoires aux yeux de la Commission.
P.D. Les relations que nous entretenons avec l’UE sont de nature strictement contractuelles – c’est toujours comme ça avec l’Europe : à la fin, c’est un contrat qui convient aux parties, ni plus, ni moins. Partant, si la Suisse accepte aussi facilement de payer, c’est qu’elle sait parfaitement qu’elle y a intérêt. Nous avons tendance à l’oublier, mais, aux antipodes de l’Alleingang, notre Sonderfall est avant tout le produit de notre ouverture au monde et de notre talent à lui vendre marchandises et services. Notre pays n’est pas une île, et c’est infiniment heureux : le fût-elle, seule au monde, qu’elle serait comme au premier jour : indiciblement pauvre, une bonne part de sa population contrainte d’aller chercher pitance ailleurs, comme elle l’a fait à travers toute notre histoire jusqu’au moment où elle a commencé à commercer avec le monde, pour son plus grand profit.
Sans revenir à l’outrance du terme, là où vous parlez de rançon (NDLR Voir la conclusion de cet article), je parlerais plutôt d’investissement, de cotisation, de ticket d’entrée, de pas de porte. En outre, nous restons absolument libres d’accepter ou de refuser les termes de l’échange qui nous sont proposés – mais ma Foi, il faut en accepter les conséquences, qui restent d’ailleurs strictement contractuelles : en disant non, nous ne risquons aucune invasion, aucune violence, aucune mesure de rétorsion individuelle ou collective – tout ce que nous risquons, c’est ce que nous gagnons à dire oui : un meilleur accès, une meilleure intégration, une plus grande prospérité. Mais c’est un choix qui nous appartient et que nous prendrons démocratiquement, sans pression de l’extérieur. L’UE ne nous a pas envahis, elle ne nous a pas mis sous blocus, elle ne nous a pas empêchés de la visiter lorsque nous avons dit non à l’EEE il y a maintenant plus de trente ans. Elle l’a juste regretté. Et nous avec.
-On parle ces jours de « réchauffements » des relations entre l’UE et la Confédération. Cette première « capitulation » en était-elle le prix à payer ?
Y.N. La capitulation ne date pas d’aujourd’hui, elle remonte au 1er octobre 2021 lorsque le Conseil national a voté le principe d’un versement inconditionnel du second milliard de cohésion par 131 voix contre 55 et une abstention. Depuis lors, la Commission ne fait que réclamer ce qu’elle considère être son dû : un mécanisme assurant que la Suisse verse désormais une contribution conforme aux standards appliqués aux États membre de l’UE ou de l’EEE. La différence d’approche entre Berne et Bruxelles n’est pas d’ordre météorologique mais de nature fondamentale. Si la Commission, qui est bien consciente que la Suisse n’accède pas au marché unique, persiste à présenter la contribution comme « la contrepartie logique à la participation de la Suisse au plus important marché intérieur du monde », c’est que Bruxelles ne conçoit tout simplement pas une Suisse hors de l’UE ou de l’EEE. Le problème est qu’une majorité de notre Parlement, sans l’admettre, partage cet avis. Il faut se remémorer le contexte : la dernière tranche du premier milliard de cohésion avait été versée « à bien plaire » en 2012. Le versement d’un second milliard avait été voté en 2019, puis suspendu par le parlement dans l’attente de la levée des mesures discriminatoires de la Commission lorsque l’UE a supprimé arbitrairement la reconnaissance de l’équivalence boursière de la Suisse en rétorsion contre la lenteur de la Confédération à signer l’accord institutionnel exigé d’elle. Il aura suffi d’une grimace de Madame von der Leyen le 26 mai 2021 à l’annonce de Guy Parmelin constatant l’échec définitif des négociations de l’accord cadre pour qu’une majorité de parlementaires regrettant leur hardiesse hissent aussitôt le chèque en blanc.
L.S. Je ne crois pas qu’il s’agisse de la première « capitulation ». Cela a déjà été le cas par le passé, que ce soit pour le « milliard de cohésion » ou pour l’accord-cadre, que l’on voulait nous faire signer au mépris de notre souveraineté populaire et nationale, de la protection des travailleurs et des acquis sociaux. Or, par le passé, la population suisse s’est déjà exprimée pour manifester son mécontentement sur ces méthodes anti-démocratiques.
P.D. Cf supra. De fait, la même question, avec ceci près qu’une fois de plus la relation de notre pays avec l’union européenne n’a jamais été de l’ordre de l’affect : il ne s’agit pas de savoir si notre relation est chaude ou froide, il s’agit d’une relation strictement contractuelle – un accord entre partenaires qui y ont vu un avantage économique. Ça m’est d’ailleurs assez difficile que de l’admettre, moi qui me sens profondément européen et qui aime, au sens affectif, ce continent, ses gens, ses histoires, ses cultures, du Cap Nord à la Crète et de l’Atlantique à l’Oural. Mais voilà : ce pays ne ressent pas la même chose ; il sait en revanche très bien défendre ses intérêts. Je m’y plie.
-Ces paiements de cohésion, pour des États étrangers, ne sont-ils pas en contradiction avec les valeurs de notre pays, qui a toujours valorisé le succès quand il était le fruit du travail et de la rigueur ?
Y.N. L’efficacité de ces versements sur le développement des pays les moins avancées de l’UE est très discutable. Cela étant, nous avons nous aussi en Suisse un système de péréquation intercantonale qui ne peut être attaqué dans son principe. La différence, c’est nous ne demandons pas à l’UE d’y contribuer…
L.S. Il n’y a selon nous aucun problème à contribuer au développement de pays partenaires. Malheureusement, les fonds structurels que l’UE alloue aux pays d’Europe de l’Est ne recherchent pas un but de développement, de coopération et d’indépendance. Ils peuvent avoir comme conséquences la délocalisation de nos entreprises et l’encouragement au réarmement massif de ces pays tous membres de l’OTAN. Ainsi, parler de « cohésion » tout en favorisant le dumping salarial et les libéralisations nous semble un brin hypocrite.
P.D. C’est un peu facile de se draper des oripeaux de la vertu et de la rigueur protestante lorsqu’on a été les grands gagnants du XXème siècle. Une fois de plus, notre richesse est certes due à notre capacité de proposer des produits et des services inégalés au monde, mais aussi à une part de chance. L’industrie tchèque était aussi concurrentielle que la nôtre jusqu’à la seconde guerre mondiale, mais elle n’a eu aucune chance de participer à la reconstruction du continent dans l’après-guerre, pour des raisons strictement géopolitiques, alors que notre appareil de production, également intact, a immensément profité de cette période. L’histoire nous a favorisés et nous a permis de sortir de la pauvreté. Cela ne nous empêche d’ailleurs pas de connaître, à l’intérieur de notre État fédéral, et encore à l’intérieur de chacun de nos États, des systèmes de péréquation qui redressent des déséquilibres territoriaux criards – Zoug aide Uri, Genève aide le Valais, la Côte aide Yverdon-les-Bains. Qu’on retrouve un système similaire – d’une ampleur bien moindre, toutes proportions gardées, et s’appliquant à des différences bien plus fortes, issues de l’histoire, ancienne ou récente, ne me choque aucunement, d’autant que dans bien des cas les récipiendaires de ces aides en ont fait un usage d’une rare intelligence, si je pense par exemple à la Slovénie ou à l’Estonie. Et puis, comme toujours dans ces flux financiers, n’oublions pas les flux de retour : pour prendre cet exemple, une Estonie trois fois plus riche qu’il y a vingt ans, c’est aussi un marché qui s’ouvre pour nos entreprises, pour ne même pas parler des très nombreux cas où ces milliards de cohésion finissent directement dans des poches suisses via des contrats de réalisation d’infrastructures dans les pays concernés.
Des termes qui passent mal
Blogueur régulier pour Le Peuple, l’élu socialiste Pierre Dessemontet a tenu à se désolidariser des termes utilisés dans les questions de cet interview : pour lui, « des termes comme « rançon « ou « capitulation « , qui fleurent bon le mugissement de féroces soldats dans nos campagnes, les destructions, les violences, les déportations, la mort, ont toute leur place dans le cadre d’un enlèvement ou d’une guerre de conquête. Ils n’ont en revanche rien à faire dans la discussion que nous menons avec nos voisins et partenaires, où on traite par exemple de normes sanitaires encadrant ce que nous trouvons dans nos assiettes, de la manière de décompter les flux de personnes et de marchandises, de celle d’assurer la solidarité entre régions à l’échelle du continent, du mode de résolution des différends qui, fatalement, surgiront. »
Face à cette « banalisation » d’une rhétorique par trop véhémente, il ajoute : « Les mots ont un sens, une importance, ils ont aussi un impact. Je sais la peine que ressent le responsable de cette publication lorsqu’elle, ou lui, sont assimilés, abusivement, à l’extrême-droite – à mon tour, il doit savoir que je ressens la même peine lorsqu’il emploie des termes aussi extrêmes et déplacés qu’asservissement, sujétion, capitulation, rançon, dans le cadre des relations que nous choisissons librement de mener, ou pas, avec nos chers voisins. »
Raphaël Pomey