Premièrement, je vais aborder l’histoire de la neutralité perpétuelle de la Suisse.
La neutralité suisse commence pour certains à Marignan, en 1515. Moi, je situe son origine plus tôt. En 1399, Berne et Soleure ont conclu un accord avec le comte de Hochberg, en vertu duquel ces cantons s’engageaient à « se tenir tranquilles » en cas de guerre. Pour autant que l’on puisse en juger, il s’agit du premier document écrit.
Pendant la guerre de Trente Ans (1618-1648), la neutralité suisse était depuis longtemps établie. Afin de vous permettre de vous faire une idée de la manière dont un étranger percevait la vie en Suisse neutre pendant cette guerre, je vais vous citer ce que l’Allemand GRIMMELSHAUSEN a écrit sur la Suisse dans son livre Simplicissmus. Je cite :
« La Confédération […] comme le seul pays dans lequel la chère paix était encore en train de s’épanouir […]. Le pays me paraissait si étrange en comparaison aux autres Länder allemands […]. J’y voyais les gens agir et se promener en paix. Les étables étaient pleines de bétail. Les fermes étaient peuplées de poules, d’oies et de canards. Les routes étaient certainement empruntées par les voyageurs. Les tavernes étaient pleines de gens qui s’amusaient. Personne ne craignait l’ennemi, personne ne s’inquiétait du pillage, personne ne craignait de perdre ses biens, son corps ou sa vie. J’ai donc considéré ce pays comme un paradis terrestre, bien qu’il me semble assez rude de son genre ». Fin de citation.
Pendant la guerre de Trente Ans, la neutralité armée a été décidée entre les cantons en 1647 – dans le Défensional de Wil, qui a également donné naissance à l’armée suisse.
En 1674, il y a 350 ans, la Diète fédérale a officiellement déclaré la neutralité pour la première fois. Il s’agissait d’abord d’une neutralité factuelle et non juridique. Ce n’est qu’en 1815 que la Suisse a convenu de sa neutralité perpétuelle avec les puissances européennes dans l’Acte de Paris.
1 L’exposé se fonde sur le « Handbuch der schweizerischen Neutralität » du conférencier, qui paraîtra le 1er septembre 2023 aux éditions Schulthess (Zurich).
En résumé, l’histoire de la neutralité suisse représente à mes yeux une évolution certes pas toujours linéaire et parfois lacunaire, mais finalement conforme à ses objectifs.
Deuxièmement, les bases juridiques de la neutralité suisse.
La neutralité implique toujours plusieurs États. Un État seul ne peut pas décider dans son coin de rester neutre et se contenter d’en rester là. La neutralité exige la reconnaissance par d’autres États. La neutralité devient ainsi immédiatement une construction de droit international. Elle comporte des droits et des obligations de la part de l’État neutre, lequel doit respecter les normes du droit de la neutralité, et de la part du monde entier, qui respecte la neutralité concernée et assume d’autres obligations.
Les bases du droit international public de la neutralité suisse reposent sur des normes de droit conventionnel et de droit coutumier.
Voyons tout d’abord le traité que la Suisse a conclu avec les grandes puissances européennes en 1815. Il convient de s’y attarder, car depuis quelque temps, certains prétendent que la Suisse a été neutralisée, c’est-à-dire que la neutralité lui a été imposée, comme ce fut le cas autrefois pour la Belgique. Il convient de réfuter cette idée. Je vais retracer pour vous les quatre étapes qui ont eu lieu à Vienne et à Paris en 1814-1815 :
– tout d’abord, la Diète fédérale a envoyé une délégation au Congrès de Vienne et lui a fait une offre : la Suisse resterait durablement neutre, mais elle attendait en contrepartie certaines concessions territoriales des grandes puissances ;
– Les grandes puissances acceptèrent alors l’offre en principe, mais non toutes les revendications territoriales. Trois nouvelles localités furent rattachées à la Confédération : le Valais, Genève et Neuchâtel, ainsi que la Principauté de Bâle, aujourd’hui le canton du Jura. Genève reçut Versoix et d’autres communes sur la rive nord du lac Léman. Le souhait de rattacher la Valteline, Chiavenna et Bormio à la Confédération n’a en revanche entre autres pas été accepté ;
– dans un deuxième temps, la Diète examina cette offre révisée et l’accepta ;
– finalement, en 1815, la Confédération et les grandes puissances décidèrent à Paris sur cette base la neutralité dite perpétuelle de la Suisse.
Il s’agissait manifestement d’un traité classique auquel toutes les parties adhéraient. On ne saurait donc prétendre que la neutralité a été imposée à la Suisse.
Cela est-il encore important aujourd’hui ? Selon certains, ce qui compte aujourd’hui, c’est qu’il y ait une neutralité et non pas que celle-ci ait été instaurée. Je serais prêt à aller plus loin. Le fait que la Suisse ait choisi volontairement la neutralité est même très important pour comprendre la souveraineté de la Suisse.
Pour être précis, il faudrait ajouter que le Congrès de Vienne n’a pas créé la neutralité suisse. Elle existait déjà, comme nous l’avons entendu précédemment, bien des siècles auparavant. Le Traité de Paris a légalisé la neutralité de fait déjà existante.
Le droit coutumier constitue l’autre base juridique de la neutralité. Ce dernier est beaucoup plus important en droit international qu’en droit national. Je n’ai pas le temps d’entrer ici dans les détails. Sachez seulement une chose : le traité de Paris de 1815 est depuis longtemps passé dans le droit international coutumier qui lie l’ensemble des États. Jamais aucun État n’a émis le moindre doute sur ces bases juridiques. Elles sont solidement établies.
Le monde entier reconnaît explicitement la neutralité de la Suisse et par conséquent sa souveraineté, notamment son territoire national. De son côté, la Suisse s’engage à maintenir cette neutralité permanente par les armes.
Voici quelques réflexions sur la notion de bonne foi en droit international. Sur la base de ces principes juridiques, la Suisse peut tabler sur le fait que le monde entier respectera sa neutralité permanente dans tous les conflits futurs, en tout cas aussi longtemps que les États pourront partir du principe que la Suisse respectera elle aussi ses engagements.
Cette relation de confiance entre la Suisse et le monde les autres États n’est pas imposée une fois pour toutes par une loi naturelle. Elle doit au contraire être confirmée et affirmée en permanence par la pratique : d’une part, la garantie donnée par la Suisse qu’elle restera neutre en permanence et qu’elle défendra sa neutralité sur le plan militaire si nécessaire. Ensuite, de la part des États, la reconnaissance de ce statut et, avec lui, de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de la Suisse. Le comportement de la Suisse doit être cohérent et crédible.
Je résume : les bases juridiques de la neutralité suisse en droit international sont de nature conventionnelle et coutumière. Elles sont solidement établies.
Troisièmement, les droits et les devoirs d’un État durablement neutre.
Le professeur ALOIS RIKLIN, un politologue saint-gallois, décrit précisément ces droits et obligations. Je cite :
« Nous nous engageons à ne pas conclure d’alliance militaire, à ne pas engager de guerre et à ne pas participer à une guerre tant que nous ne sommes pas nous-mêmes attaqués militairement. Mais si on devait nous faire la guerre, nous nous défendrions et, si nécessaire, nous nous allierions à d’autres États ». Fin de citation.
Tout cela fait partie de la neutralité ! Nous pourrions ajouter que la Suisse ne doit pas mettre son territoire à disposition des parties en conflit. Le devoir d’impartialité et de non-discrimination des parties au conflit est également essentiel.
Toutes ces obligations reposent sur la 5e Convention de La Haye de 1907 sur la neutralité permanente en temps de guerre. Aujourd’hui, certains affirment que cette convention n’est plus valable, voire qu’elle est devenue caduque, ce qui ouvre naturellement la porte à une nouvelle interprétation de la neutralité.
Le Zofinger Tagblatt de CH Medien du 6 mai 2023 a énuméré récemment les deux groupes d’experts en Suisse en faveur et en défaveur de la neutralité. Plusieurs historiens, politologues et économistes estiment que cette convention de La Haye est dépassée. Toutefois, ce groupe ne justifie pas concrètement son opinion.
De nombreux spécialistes suisses du droit international public, dont je fais partie, ne sont pas de cet avis. A nos yeux, la Convention de La Haye reste le droit en vigueur et, compte tenu du conflit ukrainien, elle est d’une actualité absolue.
J’ai trouvé de nombreuses raisons qui démontrent que la 5e Convention de La Haye de 1907 est applicable en droit conventionnel et qu’elle est depuis longtemps déjà entrée dans le droit coutumier. Ne serait-ce que le fait qu’aucun État au monde ne l’a remise en question. La Convention de La Haye est enseignée quotidiennement à l’armée suisse et à l’armée fédérale autrichienne, elle figure dans les manuels militaires d’innombrables États : Australie, États-Unis, Allemagne, Norvège, Canada et bien d’autres.
Et pour finir, ceci : en 2015, l’Ukraine a ratifié la 5e convention de La Haye. La question que je vous pose, Mesdames et Messieurs, est la suivante : l’Ukraine l’aurait-elle fait si cette convention avait cessé d’être en vigueur ?
Vous demanderez à juste titre si la convention de 1907 est encore pertinente. C’est très certainement le cas ! Pour ne citer qu’un exemple : actuellement, des travaux sont consacrés à l’élaboration des principes de comportement à adopter par les États neutres dans les conflits armés dans l’espace virtuel, donc dans la cyberguerre. La Convention de La Haye de 1907 en fournit les principes qu’il convient bien entendu d’adapter aux circonstances modernes.
Cela me permet de faire le lien avec le paragraphe précédent. C’est précisément le respect de cette Convention de La Haye par la Suisse qui montrera au monde si la Suisse est disposée à respecter sa neutralité permanente.
Abordons maintenant la question de savoir si les États neutres peuvent exporter du matériel de guerre à destination de parties en conflit. La Convention de La Haye l’interdit, tant directement qu’indirectement. Si des armes sont exportées depuis la Suisse vers un État non impliqué dans un conflit, le destinataire doit s’engager à ne pas les transférer à une partie au conflit. On discute actuellement d’un assouplissement de la loi sur le matériel de guerre. Personnellement, je considère que le principe est clair : de telles réexportations vers des parties en conflit sont contraires au principe de bonne foi.
Je résume : les obligations essentielles d’un État durablement neutre se trouvent dans la 5e Convention de La Haye, qui reste d’une grande actualité pour l’ensemble des États.
Quatrièmement, j’en arrive à la politique de neutralité.
Celle-ci englobe toutes les mesures qu’un État durablement neutre prend pour promouvoir sa neutralité. Le droit de la neutralité est le même pour tous les États neutres permanents, mais la politique de neutralité varie d’un État à l’autre. Je vais mentionner différents aspects.
Neutralité armée. Le droit de la neutralité oblige un État à défendre sa neutralité par les armes en cas de nécessité. La neutralité permanente non armée, par exemple celle du Costa Rica, comporte des risques. Cette impuissance militaire peut inciter les parties en conflit à envahir le pays neutre non armé. La politique de neutralité détermine le degré d’investissement d’un État dans la neutralité armée. Si la Suisse a opté pour une armée relativement forte, l’Autriche en a choisi une plus petite et Malte a demandé à l’Italie de garantir par contrat la défense de sa neutralité permanente.
Bons offices, action humanitaire. Ces aspects sont au cœur de la politique de neutralité de la Suisse. Bien évidemment, d’autres États proposent également ces services. L’État neutre s’y prête particulièrement, puisqu’il garantit l’impartialité. En ce moment, les bons offices sont régulièrement remis en question parce qu’ils sont actuellement moins sollicités. Cela passe à côté de l’essentiel. Ce qui importe, ce n’est pas la fréquence à laquelle ils sont sollicités, mais le fait que la Suisse se tienne à disposition.
Deux exemples récents : il y a quelques mois, un échange de prisonniers a été organisé dans l’Oberland bernois entre les parties au conflit au Yémen. Au Mozambique, un accord de paix a pu être négocié en 2019 entre les parties de la guerre civile grâce à un diplomate suisse.
L’ONU. L’organisation universelle de 193 membres offre à la Suisse une tribune mondiale où elle peut faire la preuve de sa neutralité et – ce qui est tout aussi important – la faire confirmer par les autres États. Exemple : la Suisse a été explicitement élue au Conseil de sécurité en tant qu’État neutre permanent, avec 187 voix sur 193. Une belle confirmation de sa neutralité ! De plus, il n’est pas vrai que l’appartenance à l’ONU exclut tout simplement la neutralité permanente. Bien au contraire, la Suisse dispose de nombreux espaces de liberté au sein de l’ONU pour pratiquer sa neutralité permanente.
OTAN. Il ne fait aucun doute que la Suisse ne doit pas adhérer à l’OTAN. Une des questions de la politique de neutralité consiste à savoir si elle doit participer davantage au Partenariat pour la paix de l’OTAN. Actuellement, 22 États participent à ce programme, dont plusieurs États durablement neutres. L’objectif de ce partenariat est uniquement de moderniser la capacité de défense de l’armée suisse en coopération avec d’autres armées. La participation à un conflit armé n’est jamais à l’ordre du jour.
Mesures de maintien de la paix. Un aspect important de la politique de neutralité est ce que l’on appelle le « peacekeeping » de la Suisse. Ce maintien s’effectue au moyen des bérets bleus (notez bien : pas des Casques bleus !), les soldats n’interviennent pas dans les combats, mais servent au maintien de la paix. La ligne de démarcation coréenne en est un exemple, les missions au Kosovo et en Bosnie-Herzégovine en sont deux autres. Il existe actuellement plus de 20 engagements dans le monde entier. La Suisse prouve ainsi sa solidarité avec la communauté internationale. Enfin, les activités du Centre suisse de maintien de la paix sur la place d’armes de Stans, dans le canton de Nidwald, sont très impressionnantes.
Sanctions. La Suisse a depuis toujours participé aux sanctions de l’ONU. Jusqu’à présent, elles ont concerné 18 États. Depuis 1998, elle a également participé à des sanctions de l’UE, parfois sous une forme modifiée. Les sanctions de l’UE ont jusqu’à présent concerné 13 États. Ces actions sont menées dans le monde entier, ce qui permet à la Suisse de confirmer une nouvelle fois sa solidarité avec la communauté internationale.
Concernant le conflit ukrainien, personne ne doit dire que la Suisse n’en a pas fait assez ou qu’elle a agi avec hésitation. Jusqu’à présent, elle a adopté dix trains de sanctions de l’UE. Elle a pris part au premier paquet dans les quatre jours qui ont suivi l’invasion de la Russie.
Cinquièmement : l’initiative sur la neutralité de Pro Suisse. Précisons d’emblée que l’initiative contient des éléments précieux, mais qu’elle présente un point faible.
Une fois ancré dans la Constitution, le texte empêcherait les autorités suprêmes- le Conseil fédéral et l’Assemblée fédérale – de prendre des mesures en cas de crise. En effet, toute modification de cette disposition inscrite dans la Constitution nécessiterait une révision de celle-ci.
Si seulement l’initiative avait accordé un peu de flexibilité au Conseil fédéral ! Il ne fallait rien de plus ! Il est clair que j’écouterai volontiers les arguments du comité d’initiative à ce sujet.
Cela mis à part, je peux très bien comprendre que certains en aient assez des personnes qui remettent constamment en question la neutralité et qui veulent chaque jour la redéfinir, la restreindre ou la supprimer. Il faut également reconnaître que le texte de l’initiative est formulé de manière professionnelle. C’était une idée brillante d’exclure les innombrables questions de l’ONU, la qualité de membre de l’ONU de la Suisse n’est pas concernée. L’initiative remplit également une fonction didactique importante.
Mesdames et Messieurs, permettez-moi de conclure.
La neutralité permanente fait partie intégrante de l’identité de la Suisse : préservons-la et soignons-la ! Faisons en sorte que la Suisse respecte les obligations qui en découlent, afin qu’elle puisse également revendiquer les droits qui les accompagnent.
Le grand spécialiste suisse du droit international, MAX HUBER, nous le rappelle en ces termes, je cite :
« Le petit État tire sa plus grande force de son bon droit ». Fin de citation.