I. Pour l’ouverture musicale
Le célèbre orchestre Musikkollegium de Winterthour a ouvert cette cérémonie en jouant de l’excellente musique classique. Ce qui me rend nostalgique! Alors que je fréquentais l’école d’ingénieurs agricoles du Weinland dans le quartier de Wülflingen à Winterthour, nous, les jeunes paysans arrivés en train, avons pu profiter d’une spécificité de Winterthour: «les concerts gratuits». Des concerts gratuits, car l’entrée était gratuite. À l’époque, nous ne pouvions pas nous offrir un billet payant. Mais j’ai un souvenir impérissable de ces concerts, ils ont marqué mon esprit: Winterthour est une ville d’art et de musique.
Cette magnifique introduction musicale nous a transportés à l’époque que nous souhaitons célébrer aujourd’hui.
Nous avons pu écouter «l’Idylle de Siegfried», une œuvre du compositeur Richard Wagner. Elle a été créée ici à Lucerne en 1870 dans le manoir de Tribschen, à l’occasion de l’anniversaire de Cosima, la femme de M. Wagner.
L’un des 15 musiciens présents lors de la première représentation de «l’Idylle de Siegfried» de Richard Wagner était Georg Wilhelm Rauchenecker. En 1873, il est devenu directeur du traditionnel Musikkollegium Winterthur qui nous a accompagnés en musique aujourd’hui. L’orchestre est dirigé par Paul-Boris Kertsmann. Merci pour cette performance musicale à la hauteur de l’évènement!
II. Winterthour et l’année 1870
Les 150 ans de la Constitution fédérale de 1874, que nous célébrons aujourd’hui, ont une importance capitale pour Winterthour, le canton de Zurich et la Suisse entière. C’est donc agréable que le maire, Michael Künzle, et la présidente du gouvernement, Natalie Rickli, nous fassent l’honneur d’une allocution. Mais ce ne sera qu’en conclusion, car ils sont pris par la célébration «Kyburg – 600 ans de Zurich».
Le 19e siècle a connu des périodes mouvementées, en Europe, en Suisse et dans le canton de Zurich. À l’époque, le musicien Richard Wagner n’a pas été le seul à devoir quitter sa patrie de Saxe, son ami Gottfried Semper, un architecte de génie fut lui aussi réfugié politique. Outre l’Opéra Semper de Dresde mondialement connu, il a laissé des œuvres telles que l’École polytechnique fédérale de Zurich et le bâtiment dans lequel nous nous trouvons: l’Hôtel de ville de Winterthour.
III. L’État fédéral de 1848
Le 19e siècle a été riche: en 1848, pendant que les souverains, les rois et les empereurs des monarchies voisines s’opposaient aux mouvements de libération du peuple, l’histoire de la Suisse empruntait le chemin contraire. Ici, les Libéraux ont triomphé et ont créé l’État fédéral moderne en 1848. Par la suite, ce parti a donné naissance au parti radical-démocratique, devenu depuis le Parti démocratique, ainsi qu’à l’Union démocratique du centre, qui est aujourd’hui le plus grand parti du pays.
Nous remercions par-dessus tout les fondateurs de l’État fédéral suisse, car sa structure a permis à la Suisse de devenir l’un des pays le plus prospère, libre et pacifique du monde. Le 175e anniversaire de notre Constitution fédérale a été célébré à juste titre l’année dernière et largement honoré par le Conseil fédéral et le Parlement.
IV. Constitution de 1874
Mais c’est la révision totale de la Constitution fédérale du 29 mai 1874 qui a été encore plus importante et plus efficace durablement pour le succès ultérieur de la Suisse. Nous avons célébré son 150e anniversaire il y a précisément trois jours. La Constitution fédérale de 1874 nous a d’abord apporté la démocratie directe grâce au droit de référendum, et ainsi la souveraineté populaire complète. Depuis 150 ans, le peuple peut non seulement élire ses représentants au Conseil national et au Conseil des États, mais également se prononcer sur des questions de fond. Les électeurs sont devenus le législateur suprême. Le 29 mai 1874 représente donc un peu le big-bang de la démocratie.
Pourtant, personne à Berne ne veut célébrer cet évènement crucial et heureux. Pourquoi personne ne s’enthousiasme à l’idée que le peuple ait le dernier mot concernant toutes les lois? Pourquoi célèbre-t-on le nombre 175, alors que le 150e anniversaire était chiffre rond? Je vous laisse le soin de répondre!
Je pense clairement que le Palais fédéral préfère abolir la démocratie directe plutôt que célébrer son instauration.
V. Lieu de naissance de la Constitution de 1874
Mais où et quand cette constitution démocratique a-t-elle vu le jour? Qui a découvert la démocratie directe? Où a commencé le mouvement démocratique?
Mesdames et messieurs, en un mot: à Winterthour! Winterthour doit être fière, car il y a 150 ans, cette ville et ses alentours ont donné l’impulsion pour de nouvelles constitutions démocratiques, d’abord pour le canton de Zurich, pour la Suisse entière, et enfin même pour les États-Unis d’Amérique.
VI. Conflits
Tout ceci ne s’est pas fait sans douleur, sans polémiques et même sans calomnies envers des personnalités qui ne le méritaient pas. Le Zurichois Alfred Escher, dirigeant politique incontesté de la majorité libérale depuis 1848, le visionnaire en économie à qui notre pays doit un élan de modernisation considérable, a été mis sur la touche brutalement. L’étendue de ses pouvoirs lui a été reprochée: Escher aurait été arrogant et égoïste, il aurait régné au-dessus de la tête des petits bourgeois, des commerçants, des paysans et des ouvriers.
Quiconque pense que des batailles politiques font rage aujourd’hui devrait lire les journaux de l’époque. Il ne s’agissait en aucun cas de séminaires juridiques de hautes écoles entre publicistes et professeurs. Des hommes du peuple passionnés se jetaient dans la mêlée, insultant publiquement leurs adversaires de «vauriens», de «bandits», voire de «salopards». Pas d’infamie dont les gens ne s’accusent mutuellement, et les accusations de corruption, de manquements publics et privés, y compris les enfants soi-disant illégitimes, affluaient. Sans surprise, les juges étaient débordés par les procès pour atteinte à l’honneur et calomnie.
VII. La constitution cantonale de Zurich de 1869
Mais nous traversons ce trouble marécage aussi vite que possible, car la mise en œuvre de la démocratie pure nous attend sur l’autre rivage. La foule de mécontents s’est rassemblée lors d’assemblées populaires, d’abord dans le canton de Zurich, puis dans la Suisse entière, ici aussi à Uster sur la photo de décembre 1867. Le temps était terriblement froid, humide, venteux et il neigeait. Des voix s’élevaient pour remplacer la devise libérale «Tout pour le peuple» par la devise démocratique «Tout par le peuple».
En raison du mauvais temps, un libéral classique écrivit malicieusement à son ami Alfred Escher à propos de l’assemblée populaire démocratique: «le ciel est rempli de sympathie, il neige et pleut comme jamais!»
Malgré cela, une nouvelle constitution démocratique a été mise en place dans le canton de Zurich en 1869, garantissant plus de droits démocratiques, le droit d’initiative, l’élection par le peuple des autoritéset la fondation d’une banque cantonale.
Le «Landbote», journal de Winterthour, était le défenseur de cette nouvelle constitution démocratique, son principal adversaire la «Neue Zürcher Zeitung», libéral et proche d’Escher, comparé à un éléphant et ridiculisé ici dans le journal démocrate «Züriheiri».
Les deux villes de Zurich et Winterthour ne se sont pas fait de cadeaux et ont aussi mené une bataille pour les lignes de chemin de fer, mais avec de graves conséquences pour Winterthour. La ville a dû rembourser ses dettes pendant de nombreuses décennies après l’effondrement de ses chemins de fer.
VIII. Les craintes des adversaires ne se sont pas concrétisées
À la fin des années 1860, la plupart des cantons ont renouvelé leur constitution au sens démocratique. Il était notamment question des excès de la bureaucratie, comme nous le voyons ici, de l’administration de l’État qui, déjà à l’époque, était perçue comme excessive. L’extension des droits populaires devait faire immédiatement ses preuves, les craintes de la classe politique face à de mauvaises décisions de la soi-disant «populasse» restaient infondées. Même Gottfried Keller, sceptique dans un premier temps, a du admettre que le peuple exerçait ses droits nouvellement acquis avec plus de sagesse, de dignité et de perspicacité qu’il ne l’avait craint.
À l’époque, la constitution démocratique zurichoise est aussi indéniablement tombée sur un sol fertile aux États-Unis d’Amérique.
À peine une douzaine des 50 états membres des États-Unis ne confèrent pas de droit direct de participation démocratique aux citoyennes et aux citoyens. Les Américains veulent eux aussi rompre avec la suprématie de leurs autorités grâce au droit de codécision.
Tout comme la Suisse a adopté le système américain des deux chambres en 1848, les Américains ont importé de Suisse des éléments de démocratie directe en 1874. (Joe Biden et Donald Trump le savent-ils? L’actuel ambassadeur américain en Suisse qui, en toute occasion, considère la Suisse comme une écolière arriérée, devrait peut-être au moins en tenir compte).
IX. L’influence de la Landsgemeinde
Ce développement de la démocratie directe était fondé, mais il s’appuyait sur des traditions suisses. Dans les Landsgemeinden des siècles passés, non seulement les dirigeants étaient élus, mais on pouvait également se prononcer sur des questions de fond. Cette caractéristique spécifique à l’histoire de la Suisse a marqué les débats sur la Constitution de 1870.
Il y a plus de 250 ans, Jean-Jacques Rousseau se demandait déjà à propos des Appenzellois: «quand on voit, chez le plus heureux peuple du monde, des troupes de paysans régler les affaires de l’État sous un chêne et se conduire toujours sagement, peut-on s’empêcher de mépriser les raffinements des autres nations, qui se rendent illustres et misérables avec tant d’art et de mystère ?»
X. Naufrage de la Constitution centralisée de 1872
En 1871, alors que la Suisse était entourée de toute part par de grandes puissances, au nord par l’Empire allemand unifié et au sud par le Royaume unifié d’Italie, l’Assemblée fédérale tenta dans un premier temps de réviser complètement la Constitution centralisée. Une large centralisation de l’armée devait répondre au manque de militaires, ainsi qu’aux lacunes juridiques. Des éléments démocratiques se sont ajoutés comme une cerise sur le gâteau, notamment l’introduction de l’initiative législative et la possibilité pour le peuple de lancer un référendum (référendum facultatif).
Mais une résistance s’est immédiatement formée, en particulier dans la Suisse romande fédéraliste, qui désignait cette centralisation comme un saut dans le vide.
La Suisse centrale catholique et conservatrice a également refusé, car les vaincus de la guerre du Sonderbund de 1847 s’opposaient toujours à l’État fédéral et se voyaient fortement discriminés dans leur liberté religieuse en raison de l’interdiction des jésuites.
Cette première tentative d’une révision totale a été rejetée lors de la votation populaire du 12 mai 1872 par la majorité du peuple et par 13 votes des cantons contre 9. Nous voyons les cantons qui s’y opposent en rouge, notamment la Romandie, la Suisse centrale, mais aussi le Tessin et les Grisons.
XI. Le départ des vaincus
Mais cette défaite n’a fait que motiver les partisans de la révision totale. Salomon Bleuler, conseiller national de Winterthour, ancien prêtre, éditeur du «Landbote» et aussi brièvement maire de Winterthour comptait parmi les principaux acteurs.
Il faisait partie des personnalités marquantes d’une «association populaire» nouvellement créée qui a proposé un autre projet de Constitution fédérale.
XII. Le «Kulturkampf» comme salut
Des évènements que personne n’avait prévus se produisirent. En 1873, le dénommé «Kulturkampf», ou combat pour la civilisation, éclata de plein fouet.
Ce combat trouve son origine dans l′infaillibilité pontificale, celle imposée par le Pape Pie IX, qui a eu un impact majeur et dont la Suisse ne s’est pas méfiée. De nombreux catholiques l’ont également rejetée.
Le choc entre le régime libéral et la papauté catholique-romaine a été violent.
L’Église catholique-chrétienne s’est divisée, l’évêque de Bâle a été destitué, le curé de Genève et le nonce apostolique ont été chassés.
Nous voyons ici une caricature dans le «Nebelspalter» qui illustre comment le curé du village déterminait la politique en remplissant tous les bulletins de vote.
Dans cette ambiance explosive, de nouveaux articles confessionnels ont été ajoutés dans la Constitution fédérale totalement révisée de 1874 avec comme argument la «sauvegarde de la paix confessionnelle»: Ainsi, l’interdiction des jésuites a été étendue, la création et la reconstruction de monastères interdites, les ecclésiastiques ont été empêchés d’être élus au Parlement fédéral et la création de nouveaux évêchés soumise à l’approbation préalable de la Confédération. Tous ces articles ont d’ailleurs été plus tard abrogés.
La votation a été remportée le 19 avril 1874 avec 340 199 voix contre 198 013 et 14½ votes des cantons contre 7½. Désormais, la Suisse romande réformée, le canton d’Appenzell Rhodes-Extérieures et les Grisons sont passés dans le camp du Oui, notamment en raison des articles sur le Kulturkampf. «Il nous faut les Welsches» était auparavant la devise des défenseurs. Et ils y étaient maintenant parvenus. Nombreux sont ceux qui ignoraient que cette Constitution représenterait un big-bang pour le monde libre. Qu’elle rayonnerait dans le monde et deviendrait un modèle pour de nombreux États américains non plus. Mais c’était dans l’intérêt du monde libre!
Néanmoins, quelles étaient les principales nouveautés de la nouvelle Constitution?
XIII. La nouvelle Constitution
Intéressons-nous d’abord à ce qui est resté comme avant et n’a heureusement pas été modifié en 1874: la majestueuse introduction de la Constitution, le dénommé «préambule». Elle resta identique: «Au nom de Dieu Tout-Puissant!». Déjà dans le Pacte fédéral de 1815 et dans la Constitution fédérale de 1848, une référence était faite aux temps anciens, à la création de la Confédération au début du mois d’août 1291, au Pacte fédéral des Suisses originels qui s’étaient déjà placés eux-mêmes et leur alliance sous la puissance de Dieu.
Mais la nouveauté résidait dans l’introduction du référendum facultatif. Le peuple et les cantons eurent la possibilité d’imposer une votation pour les lois qui ne leur convenaient pas. Pour ce faire, ils devaient rassembler 30 000 signatures ou 8 cantons. Cet article de la Constitution a marqué le début de la démocratie suisse moderne, une extension considérable des droits populaires.
Dans le domaine militaire, la Confédération prend en charge la formation complète, l’équipement et l’armement des soldats, mais l’administration reste principalement cantonale. Beaucoup de nouveautés devraient être mentionnées ici, comme l’égalité définitive des Juifs.
XIV. Droit à l’éducation
Il convient également de mentionner le système éducatif. Les cantons sont désormais obligés de veiller à fournir suffisamment d’enseignements primaires obligatoires et gratuits. Ils doivent pouvoir être accessibles à tous les enfants, quelle que soit leur confession sans porter atteinte à leur liberté de croyance et de conscience. Le système éducatif s’est fondamentalement renouvelé. Vous le voyez sur deux tableaux d’Albert Anker.
Ici, le tableau «l’examen scolaire» de 1862 dans le style de l’ancienne école, le maître avec ses élèves, l’inspection des écoles avec un regard critique.
Ici «la promenade scolaire» des années 1870, avec une maîtresse affectueuse, chaque enfant est une personne indépendante.
XV. Avantages pour les cantons du Sonderbund
La minorité catholique-conservatrice vaincue s’est rapidement rendu compte qu’elle pouvait utiliser à son avantage le droit de référendum comme instrument d’opposition.
En 1891, la possibilité d’une initiative populaire a été ajoutée comme un autre droit populaire important. 50 000 citoyens-électeurs étaient désormais autorisés à soumettre un projet pour modifier une loi ou la Constitution, qui sera ensuite soumis à la votation.
Cette même année 1891, le premier Conseil fédéral catholique-conservateur a également été élu.
Et en plus, la Suisse a célébré ses 600 ans dans la Suisse originelle, c’est-à-dire là où tout a commencé. Comme symbole de cette réconciliation nationale, le monument à la mémoire de Guillaume Tell et son fils Walter a aussi été érigé à Altdorf.
XVI. Une Constitution durable
Dans les décennies suivantes, la Constitution fédérale de 1874 a sans cesse été remise en doute et attaquée, en particulier par les tendances nationales-socialistes et fascistes des années 1930, mais finalement sans succès. Car la satisfaction était grande quant aux droits populaires acquis. Au XXe siècle, la Suisse s’est sortie indemne des ravages des deux terribles guerres mondiales.
XVII. Échec du renversement de la Constitution fédérale de 1874 par l’EEE
En 1992, le Conseil fédéral et le Parlement, le monde économique, la quasi-totalité des professionnels des médias et de la culture voulaient lier la Suisse à l’Espace économique européen (EEE). La Suisse aurait alors installé l’Union européenne dans le rôle du législateur à la place du peuple et des cantons. À l’époque, le souverain était suffisamment fort pour résister à la toute-puissance des défenseurs et dire NON.La Constitution fédérale de 1874 s’est imposée!
XVIII. Deuxième tentative en 2021 – l’accord-cadre a échoué
La même chose s’est produite le 26 mai 2021, lorsque le Conseil fédéral a eu la force d’envoyer le président fédéral, Guy Parmelin, à Bruxelles. Le vigneron vaudois du terroir y a déclaré que la Suisse n’était pas prête à signer l’accord-cadre avec l’UE. La Constitution fédérale de 1874 s’est imposée. Bien qu’elle ait été modernisée et adaptée en 1999, elle a été fondamentalement conservée.
XIX. L’avenir incertain du droit démocratique
Le peuple suisse aura-t-il encore la force de défendre ses droits populaires et de rester le législateur suprême? Nous voulons l’espérer, car ce serait l’héritage de la Constitution de 1874, de plus de 150 ans de démocratie directe. Une chose est sûre: ce droit démocratique et cette liberté ne peuvent en aucun cas être menacés par les pays étrangers. C’est nous, les Suisses, qui y renonçons.
XX. La fermeté vaut la peine
Mais si nous restons fermes et défendons nos droits civiques, la parole de l’historien bâlois de la culture Jacob Burckhardt continuera de résonner: «la raison d’être du petit État est qu’il y ait un endroit sur terre où le plus grand nombre possible de personnes puissent être des citoyens au plein sens du terme.»
Il est donc fondamental de s’en tenir à une Suisse souveraine, empreinte de démocratie directe.
Nous devons y veiller!