Balayer devant sa porte
Ceux qui me connaissent un peu, ceux qui m’auraient par exemple vu à l’occasion d’une autre conférence, savent que je n’aime pas faire cela. Et pour vous expliquer pourquoi, je vais me référer à une grande figure littéraire et historique du siècle dernier : je pense à Soljenitsyne, dont les écrits ont joué un rôle important dans la chute du communisme. Ce qui fait la force de son œuvre, c’est que non content d’avoir décrit minutieusement la réalité des victimes d’un régime objectivement monstrueux, l’auteur de L’Archipel du goulag a aussi réfléchi à la manière dont lui-même, dans un premier temps, avait pu adhérer à une doctrine aussi folle et contraire à ce que les chrétiens appellent le droit naturel. Je pense que c’est ce que nous sommes appelés à faire aussi dans des domaines moins dramatiques et de moins grande portée que la lutte contre le communisme. Dans notre cas : dans le contexte de la lutte contre la pensée unique.
Le célèbre Jordan B. Peterson, que vous connaissez certainement tous, pense que c’est ce choix de Soljenitsyne – changer sa propre vie au lieu de maudire son sort et l’humanité tout entière – qui a donné sa puissance à l’œuvre de l’écrivain russe. J’ajouterai que c’est aussi ce qui l’a mis à l’abri de la naïveté qui aurait pu consister à idolâtrer le monde occidental par esprit de revanche. Vous connaissez certainement le célèbre Discours de Harvard, que l’on connaît aussi sous le nom du Déclin du courage, qui est un texte où il dit ses quatre vérités à une société américaine, et à nos sociétés en général d’ailleurs, qu’il juge décadentes et autosatisfaites.
Pourquoi je vous parle de changer de vie et de toutes ces choses alors que le thème de cette conférence concerne le rapport des journalistes à la liberté ? Précisément parce que « changer de vie », c’est ce que j’ai fait, moi-même, il y a deux ans en lançant mon journal Le Peuple. Et en me retrouvant à défendre des idées ouvertement conservatrices, et pas nécessairement toujours de droite d’ailleurs, j’ai parfois été amené à me questionner sur la manière dont, par le passé, j’avais pu faire miennes des idées que je combats ouvertement aujourd’hui.
Il sied ici de s’arrêter sur un point important : c’est là que s’arrête la comparaison avec l’Union soviétique. Il n’est aucunement question pour moi de comparer les deux régimes dans leur gravité ; je n’ai jamais été menacé de goulag si je refusais la sensibilité plutôt à gauche de la plupart des collègues. Force est de constater, néanmoins, qu’il y a malgré tout une chape de plomb qui s’installe devant nos yeux et qui n’est pas sans rappeler des souvenirs de régime autoritaire au sein desquels il fallait nier l’évidence pour ne pas être persécuté ou tout simplement perdre sa place de travail.
Évoquons maintenant ces idées que j’ai naguère exprimées, et que je combats aujourd’hui : moi qui n’ai jamais aimé l’autorité, qui fuit comme la peste la centralisation, qu’elle se joue à Berne ou à Bruxelles, j’ai par exemple souvenir de plusieurs fois où j’ai écrit, de façon plus ou moins forcée, des articles qui insistaient sur le besoin d’harmoniser telle ou telle disposition légale entre les cantons, tel programme d’enseignement, telle alerte enlèvement… Ou alors j’ai fini parfois par justifier du bout des lèvres des mesures qui encadraient la population durant le Covid, et qui dans le fond ne m’enthousiasmaient guère. On peut penser au moment où les salons de massage, comme on dit, restaient ouverts et les églises non.
Pour expliquer cela, peut-être que vous vous dites que je devais plaire à mes chefs pour garder mon poste, mais il se trouve que j’étais parfois chef moi-même ! Il n’y a pas si longtemps, au début du Covid, j’ai par exemple écrit un édito qui évoquait les fameuses limites du fédéralisme pour expliquer qu’il fallait que Berne prenne le contrôle sur la gestion de cette crise sanitaire. J’ai écrit ça alors que je n’avais pas lancé mon journal et que je faisais encore partie des gens fréquentables de mon milieu, d’accord, mais j’étais tout de même rédacteur en chef du journal de ma région. Aujourd’hui je peux constater à quel point, plus que moi, c’est l’idéologie d’un milieu professionnel qui parlait à travers moi. Et sur le fond, j’avais même doublement tort puisque l’on se souvient que le grand coup de l’OFSP a consisté à organiser des concerts avec le rappeur Stress.
J’ai mentionné le Covid ; peut-être pensez-vous que c’est parce que je suis encore obsédé par ce sujet, comme beaucoup de journalistes un peu en rupture avec leur milieu : il n’en est rien. Je n’ai pas d’avis fort sur les vaccins ou sur les mesures qui ont été imposées à la population pour son bien. Ce que j’observe, en revanche, c’est qu’il a fallu un simple virus pour que tout le monde ou presque parle à l’unisson d’un pays à l’autre : la liberté, soudain devenait dangereuse et devait être sacrifiée sur l’autel du « vaccine ton prochain comme toi-même. » C’est une anecdote amusante, mais qui dit bien que la défense de la liberté est soudain devenue suspecte : au début du Peuple, j’ai eu droit à un sujet au 19h30 qui présentait mon journal à la manière d’un reliquat de l’activisme anti-Covid, alors que je n’en ai jamais parlé dans mon titre.
Reste que cet épisode sanitaire est important : alors que l’on aurait pu attendre, par exemple, que les journalistes soient susceptibles de multiplier les questions au sujet de la vaccination, de la pression sociale plus ou moins forte pour ne pas sortir prendre l’air et de tout ce genre de choses, c’est tout l’inverse qui s’est produit : je me souviens de collègues qui rentraient au bureau fiers d’avoir été vaccinés les premiers, et parfois même heureux d’avoir reçu un petit trophée pour les féliciter, comme des enfants. Certains se félicitaient même d’avoir fait vacciner des enfants de cinq ans qui le leur auraient demandé eux-mêmes dans « un geste de solidarité » évidemment fort improbable à cet âge.
Je n’ai pas d’avis sur le vaccin, ou disons que mon avis vous décevrait, mais cette volonté de devancer toute forme de conformisme m’avait alors choqué, sans que je puisse encore mettre un nom dessus. Avec le recul, j’affirme aujourd’hui qu’elle est trop souvent la réalité idéologique de mon métier. Il s’agit non plus de questionner les conformismes – par exemple les politiques wokes dans les entreprises – mais de célébrer toute forme d’autoritarisme cool, dès lors qu’il se présente sous des airs compatissants, maternants et décalés. Lorsqu’il parle de société ou de politique internationale, le journaliste d’aujourd’hui est bien souvent ce bonhomme qui ironise sur ceux qui oseraient encore questionner la marche du progrès. Au point que certains journalistes, aujourd’hui, n’hésitent plus à mettre la justice en marche contre ceux qui les houspillent trop vivement. De garants de la liberté, ils sont souvent devenus ce que l’on peut appeler « des agents dominés de la domination ».
Oser questionner
Il y a deux jours, mon journal a sorti les nouvelles consignes pour les engagements qui ont été envoyées aux cadres des CFF : choisir des femmes pour qu’il y en ait au moins deux par direction, et des représentants de toutes les régions linguistiques de Suisse. Ce sont des objectifs sympathiques : représenter la diversité linguistique de notre pays, montrer qu’il n’y a pas de bastions masculins dans une entreprise, personne ne saurait s’y opposer, en tout cas pas moi. On peut toutefois se demander si la priorité ne consisterait pas plutôt à empêcher des méga-pannes comme nous en avons récemment subi à Renens. Reste que poser ces questions, questionner l’interdiction de porter la cravate jusque chez les plus hauts cadres des CFF, pour beaucoup de mes collègues, fait peur : cela pourrait être compris comme une manière de remettre en cause, voire carrément combattre des avancées.
Généralement, ces avancées sont perçues avec d’autant plus d’enthousiasme que le métier de journaliste lui aussi a beaucoup évolué : de métier très masculin, par exemple, avec des gens un peu rudes qui buvaient des coups au boulot et s’envoyaient des dictionnaires au visage en séance, il est devenu un milieu professionnel peuplé de beaucoup de femmes, souvent de gauche, de nombreux militants LBGTQIA+, de végétariens, d’animalistes ou de gens ouvertement engagés à gauche. Plus grand monde ne nous lit, les rédactions dégraissent constamment et on manifeste pour se plaindre des patrons qui ne pensent qu’à l’argent, mais bien des collègues continuent de se consoler en se disant qu’ils permettent des avancées sociétales.
Cela n’en fait pas pour autant de mauvais journalistes : je connais des amis journalistes de gauche, très progressistes, dans la presse mainstream qui sont d’aussi bons journalistes que moi. Simplement, leur surreprésentation, qui ne colle pas à la réalité électorale du pays – on rappelle que le premier parti est l’UDC et non pas les Verts, ou les Vert-exs selon les régions – conduit à une déconnexion évidente d’avec les lecteurs. Une déconnexion aussi d’avec ceux qui doivent se serrer la ceinture pour payer une redevance qui sert à financer des émissions qui trop souvent insultent leur sensibilité. Des journalistes proches des principaux partis de gauche, sur le service public, on peut en citer. On peut trouver aussi des journalistes de centre droit. Mais qui peut citer un seul nom de journaliste proche d’idées souverainistes ?
Dans une autre conférence, j’avais déjà expliqué comment le tissu social, si on veut, de mon métier avait évolué ces quinze dernières années. J’y précisais, en plus des éléments que j’ai rapporté juste auparavant, que la standardisation des profils de journaliste, via une filière universitaire, avait favorisé ce conformisme. Comment, dans ces conditions, pourrait-on encore trouver, chez nous, des gens qui osent demander si réellement la neutralité suisse est compatible avec le fait qu’Alain Berset aille rencontrer son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky à Kiev, et se planquer dans un abri pour échapper aux bombes russes ? Je ne vais pas vous donner beaucoup d’optimisme en ce qui concerne la presse mainstream : je pense qu’il ne faut plus espérer un tel sursaut. Tous les vieux crabes que j’ai connus et qui osaient encore poser ce genre de questions dans la presse populaire se sont soit fait licencier, soit mettre sur une voie de garage. Cela suffit, effectivement, à donner à mes confrères la certitude que la liberté est tout de même assez dangereuse quand on a un loyer à payer et une famille à faire manger.
Un déclin de la démocratie
Dans tous ces éléments que j’ai évoqués, je crois qu’il faut aussi voir la réalité d’une démocratie qui dégénère. Je vais vous lire un passage de Tocqueville, dans son célèbre bouquin De la démocratie en Amérique. Vous savez peut-être que c’est dans ce livre que l’on trouve les célèbres idées de « tyrannie de la majorité », d’ailleurs aujourd’hui devenue un despotisme d’une multitude de minorités, ou l’idée d’un « despotisme doux » qui menace toujours les démocraties. Un passage, que je relisais cette semaine, m’a marqué. Tocqueville y écrit : « Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d’être conduits et l’envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l’un ni l’autre de ces instincts contraires, ils s’efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux. »
Première observation, c’est un peu ce profil psychologique qui conduit beaucoup de journalistes, mais aussi d’humoristes, d’artistes etc. à vouloir, comme je l’expliquais auparavant, à toujours tenter de devancer le conformisme, plutôt que de le combattre. Au lieu de se remettre en question, et de prendre le risque de devoir changer de vie – on revient à Soljenitsyne – on se console avec cette suprême liberté d’être malpoli ou discourtois à l’égard de gens qui, par exemple vis-à-vis de l’Union européenne, souhaiteraient rester le plus libres possible. Tous vos adversaires idéologiques ne sont pas comme cela, évidemment. Certains défenseurs parmi les plus acharnés d’une Suisse ouverte – c’est-à-dire soumise de mon point de vue – sont aussi parfois des gens d’une grande loyauté, soucieux d’un débat d’idées de qualité qui ne psychologise pas l’adversaire.
J’en reviens à Tocqueville. Après avoir évoqué ces gens qui voulaient à la fois rester libres et être conduits, il écrit ceci :
« Ils imaginent un pouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens (ndlr. si ça ce n’est pas l’UE !) Ils combinent la centralisation et la souveraineté du peuple. Cela leur donne quelque relâche. Ils se consolent d’être en tutelle, en songeant qu’ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs. »
Je pense que je n’ai pas besoin d’en dire beaucoup plus sur ce passage. Si les idées souverainistes, aujourd’hui ont aussi peu la cote dans mon milieu, si tant la liberté que la neutralité – son corollaire – effraient, c’est un signe que notre démocratie dégénère comme l’avait prédit Tocqueville. Elle dégénère aussi parce que notre camp, souvent, a renoncé à transmettre. Il a renoncé à former intellectuellement. Ou alors il a cultivé un goût de la division ridicule : pour que l’on soutienne tel ou tel journal, il faudrait qu’il coche toutes les cases : anti-covid, anti-ukrainien, pro-Israël ou pro-palestinien, selon les goûts. Le drame, avec tout cela, c’est que nous oublions qu’il y a un bloc de valeurs qui devrait passer avant toute chose : la défense des intérêts de notre pays et le refus de l’importation de conflits qui ne nous regardent pas.
Défendre notre neutralité, ce n’est pas se retrancher dans le cynisme ou l’égoïsme, ce n’est pas refuser d’apporter notre part de positif dans le monde : c’est précisément permettre à notre pays de jouer sa mission pour rétablir un peu d’harmonie dans le concert des nations.
Alors les journalistes ont-ils peur de la liberté ? Oui, et ils ont raison, bien souvent. Mais il nous faut aussi apprendre à redonner l’amour de la liberté et d’une neutralité qui sert aussi bien les intérêts de notre peuple qu’un idéal de paix puisé dans la tradition chrétienne de notre beau pays.