Une manifestation d’agriculteurs à Saint-Etienne-de-Fontbellon (F) en janvier dernier.
(Crédit photo : Kakoula 10/Wikimedia commons)
Panneaux retournés, slogans « on marche sur la tête » inscrits sur des meules, pétitions et débats… Comme ailleurs en Europe, la colère agricole s’est fait entendre en Suisse depuis le début de l’année. Pourtant, hormis la descente d’une trentaine de tracteurs à Genève au début du mois de février – action pilotée par l’organisation Uniterre – force est de constater que la mobilisation est toujours restée sage chez dame Helvetia. Ainsi, entre nos frontières, pas de blocages d’autoroutes, d’aéroports ou de « siège » de ville.
Vice-président de l’Union suisse des paysans, Francis Egger n’en faisait d’ailleurs pas mystère au micro de la RTS, à la fin du mois de janvier, un tel durcissement n’était pas souhaité : « Ce qu’on ne veut pas, c’est que ça dérape sur des actions violentes et illégales, ce qui n’est pas dans la culture suisse. On est encore dans une situation où l’on peut dialoguer. »
Trop gentils, les Suisses ?
Une simple question de « culture » aurait-elle permis à la Suisse, en tout cas jusqu’ici, de passer entre les gouttes d’une contestation trop véhémente ? Doit-on réellement au tempérament helvétique d’avoir évité un blocage du Palais fédéral similaire à celui du Parlement européen, encerclé par les 1000 tracteurs ? Pour le conseiller national de l’UDC Vaud Sylvain Freymond, agriculteur de métier, il y a là un début d’explication : « Les dossiers qui ont mobilisé les collègues français, nous les connaissons tous puisque nous reprenons les directives européennes. Nous avons même parmi les normes les plus restrictives au monde, par exemple en matière de bien-être animal ou au niveau de l’interdiction totale des hormones visant à augmenter la production de viande ou de lait. À cela s’ajoute une différence de taille : chez nous, des contrôles sont réellement effectués. Mais nous sommes beaucoup trop gentils pour aller aussi loin que dans d’autres pays voisins dans les manifestations, même si on n’en pense pas moins. » Et de préciser que les paysans suisses, pas mieux lotis que les confrères européens à bien des égards, ont au moins le privilège de recevoir les paiements directs quand ils leur sont dus.
Reste une pente sur laquelle il espère que la Suisse va cesser de s’engager : la bureaucratisation et la centralisation des autorités chargées d’encadrer la profession : « Actuellement, on va jusqu’à inventer des postes de contrôleurs des contrôleurs ! Ce climat devient de plus en plus pesant et le contact est en train de se perdre avec la base. » Heureusement, avec 10% d’élus au niveau fédéral, l’agriculture suisse peut s’appuyer sur une solide délégation qui lui permet aussi de faire entendre sa voix au plus haut niveau : « Nous sommes le seul pays comme ça et il faut absolument préserver ce particularisme. Mais attention, le fossé se creuse et il y a de plus en plus de bureaux qui s’occupent de nous, comme dans les pays de l’Union européenne. »
Une Europe plus ambitieuse
L’Union européenne, justement, parlons-en : que la crise déchire l’Europe, mais épargne largement la Suisse, n’est-il pas le signe que notre souveraineté nous protège ? A cette question, Darius Farman, co-directeur du Forum de politique étrangère suisse foraus répond avec nuance : « Plutôt que des différences de souveraineté, ce sont d’autres facteurs qui peuvent expliquer les différences d’intensité dans la contestation agricole, notamment la force de représentation, le degré de conflit entre intérêts et le fonctionnement des institutions. Premièrement, les milieux agricoles sont plus fortement représentés dans la classe politique suisse que dans celle de l’Union européenne et peuvent plus facilement représenter leurs intérêts. Deuxièmement, les décisions et orientations prises dans l’Union ces dernières années, notamment dans le cadre du Pacte vert (Green Deal), entrent davantage en conflit avec des intérêts agricoles. Troisièmement, les outils de la démocratie semi-directe suisse offrent d’autres moyens d’expression démocratique que des mouvements sociaux – à l’image des deux initiatives agricoles sur lesquelles les Suisses se sont exprimés en 2021. »
Et d’évoquer un ultime facteur d’explication trop souvent négligé à ses yeux : « L’Union européenne a développé des législations plus ambitieuses que la Suisse en matière de politique climatique et environnementale ces dernières années et ces réglementations ont un fort impact sur le monde agricole. Mon hypothèse : si la Confédération avait envisagé de telles législations, elle aurait également connu une forte résistance – même si celle-ci aurait probablement pris des formes plus institutionnelles. »
Face au rouleau-compresseur libéral, les frontières
Cette position « à la pointe d’une certaine transition écologique », le député Vert vaudois Alberto Mocchi la reconnaît également à l’Union européenne : « Elle se fixe des objectifs relativement ambitieux et tente de faire en sorte que les pays membres les respectent. » Se refusant à tout jugement manichéen, il rappelle aussi le facteur stabilisateur de l’UE dans l’histoire récente de notre continent.
Il n’en regrette pas moins un côté détestable dans la technocratie bruxelloise et sa volonté de faire passer « le commerce et l’accroissement des richesses de quelques entreprises comme un but ultime. » Ce en quoi le syndic de Daillens (VD) ne cache du reste pas qu’il est personnellement défavorable à l’adhésion de la Suisse : « Notamment parce que notre agriculture n’aurait aucune chance de résister à des accords de libre-échange complets avec les pays européens. » C’est dans cette optique qu’il vient d’ailleurs de déposer une initiative innovante au Grand Conseil vaudois, cosignée par des députés de tous bords, à l’exception du PLR. Destinée à Berne, elle vise à imposer pour les aliments importés les mêmes normes que pour notre agriculture. « Faisons en sorte que ce qu’on a en dans nos assiettes, que ce soit cultivé en Suisse, en France ou au Sénégal, réponde à nos standards ».
Cette proposition de lutte contre une concurrence déloyale est assurément vertueuse, mais laisse Sylvain Freymond encore un peu sceptique : « Tant qu’à faire, je préfère que ce qu’on consomme soit produit chez nous parce qu’au-delà de la réglementation, il y a toujours la question de la réalité des contrôles. Et dans notre pays, je peux garantir qu’ils ont bel et bien lieu ! »